Hélium

Ils sont légers : aériens. Et pourtant… Caroline, la cancérologue, qui se bat tous les jours contre une cellule devenue folle. Victor, le gynéco, son mari, qui affronte quotidiennement l’angoisse de l’amour. Gabrielle, la danseuse au physique de princesse aztèque qui se découvre une tumeur au sein, et que Victor adresse à Caroline… Pourquoi une passion folle envahit-elle peu à peu Caroline et Gabrielle ? Ces choses-là ne s’expliquent pas. Cancer, passion, jalousie : tout les conduirait au drame s’il n’y avait la légèreté.
Extrait: 

I. Caroline

J’ajoute une petite barre, la
dixième, auprès des neuf précédentes. Et je les relie entre elles, d’un trait
horizontal, avec un soin morbide. Je tiens le compte très exact des malades que
je n’ai pas réussi à sauver. J’ai un carnet spécialement destiné à cet effet.
Cela fait déjà dix en à peine un an d’exercice… Un appel sur mon mobile
interrompt ce charmant cérémonial. Il vibre contre ma cuisse, en me
chatouillant au passage, dans la poche profonde de ma blouse de médecin, que
j’habite parfois, en ce moment par exemple, sans plaisir. Ma future belle-mère…
Je jette un œil sur mon agenda, ouvert devant moi sur le bureau, au milieu d’un
tas de papiers, les vestiges désormais inutiles d’un dossier, celui d’une patiente
dont je viens d’apprendre le décès, dans lequel j’ai encore une fois essayé de
trouver une explication, une erreur que j’aurais commise quelque part. La suite
s’annonce moins déprimante : à ma prochaine malade, je vais pouvoir
annoncer une bonne nouvelle. Je décide donc de décrocher, en rangeant mon
cimetière de poche dans le tiroir qui ferme à clef. Si quelqu’un tombait
dessus, il pourrait croire que je le fais exprès, comme on note ses scores au
bowling, ce qui n’est pas le cas, enfin pas à ma connaissance.

– Oui ?

Je consulte le dossier suivant en
même temps, et souris en douce en l’écoutant tourner autour du pot avant
d’annoncer la couleur. Depuis que Victor, son fils, mon fiancé, lui a annoncé
sa décision de m’épouser, depuis qu’elle a pris les choses en main donc, sous
prétexte que je suis dépourvue de maman suite au décès de celle-ci et que son
rejeton, également médecin, et moi-même sommes débordés, elle essaye
désespérément de nous imposer le lieu des festivités. Un lieu « à la
hauteur de l’événement ». Victor a mis un certain temps à lui expliquer
que nous allions nous marier chez moi, dans la maison de famille heureusement
équipée d’un grand parc parfait pour ce genre de réceptions et occupée, quand
il n’est pas en Afrique en train de soigner les petits Noirs aux ventres
ballonnés, par mon père. Elle me propose sans cesse de nouveaux endroits plus
prestigieux pour tâcher de me convaincre. La chère innocente ne connaît pas
encore le caractère un peu pointilleux sur certains détails, comme le mariage
de sa fille, de mon petit papa. Aujourd’hui elle fait très fort. Dotcha, qui ne
sait pas encore que je l’ai affublée de ce surnom anachronique puisque c’est
une contraction de « belle doche », a le bras long. J’interviens
gentiment.

– Champs de bataille ?
Impressionnant… Mais vous ne trouvez pas que c’est un peu… trop ?

À l’écouter, nous nous passerions
la bague au doigt dans la chapelle de Versailles. Heureusement, je crois que
personne n’a encore osé ou réussi à la louer pour de telles occasions… J’écoute
ses arguments sans rien dire. De toute façon, la décision est prise. Victor va
encore passer un sale quart d’heure…

– OK, bon, on en reparle
plus tard ? Excusez-moi, mais je dois vous laisser. J’ai une heure et
demie de retard à ma consultation. Je vous embrasse. D’accord, j’embrasse
Victor aussi. À bientôt.

Je raccroche et compose la ligne
de mon assistante.

– Chloé, je vais chercher la
dernière et on a fini pour aujourd’hui. Désolée pour le retard, hein... Je te
revaudrai ça.

Je fais place nette sur mon
bureau avant de sortir. Je me réserve toujours les dossiers
« agréables » en fin de journée. Cela me permet de sortir de
l’hôpital à peu près indemne et même parfois sans trop me demander ce que j’y
fais. Je dépose au passage la pile des dossiers de l’après-midi sur le comptoir
de Chloé, en train de s’occuper de ceux du matin. Mon regard s’arrête sur la
pendule au-dessus d’elle.

– C’est la bonne heure
ça ? Il est sept heures et quart ? Vas-y finalement…

Elle lève les yeux de son écran
d’ordinateur et s’arrête de taper comme une furieuse.

– Tu es sûre ?

– Je t’ai vue, tu n’as même
pas déjeuné. Allez : sauve-toi.

Elle me lance un grand sourire en
trafiquant son standard.

– Merci Caro !

– Pas de quoi. Bon week-end,
à lundi.

Ma dernière patiente m’attend,
toute seule sur sa chaise. C’est l’heure à laquelle l’hôpital se vide un peu et
se prépare pour la nuit. L’heure à laquelle les équipes changent et se passent
le relais. Je lui souris. Elle se lève en s’étirant. Elle a dû s’ankyloser ou
s’assoupir en attendant son tour. Il fait chaud dans cette salle, dès le retour
des beaux jours. Elle est exposée plein sud. Nous nous serrons la main, en nous
disant seulement bonjour
. Cela aussi c’est particulier :
quand on salue les gens ici, à l’hôpital, surtout celui-ci, on évite de leur
demander comment ça va. La réponse, souvent, on ne la connaît que trop. Et
s’ils sont là, de toute façon, il y a des chances pour que ce ne soit pas la
grande forme. Elle me regarde droit dans les yeux, sans ciller, en levant la
tête parce que je suis beaucoup plus grande qu’elle. Elle est extrêmement
jolie, avec un visage d’Inca, j’en suis toujours étonnée, chaque fois que je la
vois. Elle n’a pas la même attitude gauche, gênée ou glacée, un peu craintive
qu’ont souvent les malades avec leurs médecins. Au contraire. Elle semble à
l’aise, naturelle, elle sourit beaucoup, un peu étonnée d’être là, ça se voit,
comme si c’était une blague, pas très drôle. En fait, si je ne savais pas
exactement ce que j’ai prescrit, ce que j’ai dû lui faire endurer pour que nous
n’ayons plus à nous voir, un jour prochain, je ne pourrais pas soupçonner
qu’elle est, qu’elle a été, en espérant que le passé reste d’actualité, très
malade, atteinte d’une maladie « sérieuse », d’un cancer quoi. Je la
fais entrer dans mon bureau et ferme la porte derrière nous.

– Asseyez-vous.

En me retournant, je m’aperçois
qu’elle s’est déjà installée. Elle a une drôle de faculté, je trouve, à
s’approprier l’espace, même ce bureau plutôt blafard. Elle donne l’impression
de tourner sur elle-même plusieurs fois, comme un chat, avant de se décider à
occuper sa place : la bonne.

Je m’assieds à mon tour, en face
d’elle, et ouvre son dossier.

– Bien…

Je jette un œil sur son nom de
famille. En fin de journée, j’ai tendance à un peu tous les mélanger. Cela
m’est déjà arrivé d’appeler une patiente par le nom d’une autre. Ce qui l’a
blessée et sans doute inquiétée. Maintenant je fais attention.

– Mademoiselle Etxevari…
C’est basque ça, non ? Je vous le demande à chaque fois ?

– Oui !

Elle sourit.

Et je ne sais pas pourquoi
– en règle générale on évite de parler de soi avec les malades – je
dis :

– Comme mon mari… Enfin, mon
futur mari.

– Vous allez épouser le
docteur Elduayen ?

Je lève le nez de son dossier,
interloquée.

– Euh, oui…

Elle rit.

– Vous avez l’air
surprise ! Mais c’est mon gynécologue, et il m’a directement envoyée vers
vous en faisant votre éloge au passage. Vous n’êtes pas la seule bonne
cancérologue de Paris, si ? Et nous avons les mêmes origines, c’est même
comme ça que je l’ai choisi. Donc par déduction…

– En effet.

– Vous vous mariez
quand ?

– Le 28 juin… Bon revenons à
nos moutons…

– Oui ! Abrégeons…
J’aime bien venir vous voir, mais c’est quand même assez flippant. Alors ?
Quoi de neuf, docteur ?

Elle se penche en riant par-dessus
mon bureau et tapote son dossier médical. Elle a la peau mate, mais en manque
de soleil, de longues mains aux ongles carrés, soignés, assez courts.

– Alors j’ai une bonne
nouvelle.

Elle recule contre le dossier de
sa chaise, le dos bien droit, comme en attendant un coup qui ne vient pas. Elle
me regarde, un peu incrédule et je fais oui de la tête en lui souriant. Alors
lentement, elle se plie en deux en respirant profondément. Un long, long soupir
qu’elle retient, j’imagine, depuis le début de sa maladie. Elle pose sa tête où
repousse une petite brosse brune – elle s’est rasée, je me rappelle, avant
même sa première séance de chimio – entre ses bras ouverts sur ses genoux.
Je me lève, contourne mon bureau et pose doucement ma main sur son dos rond.

– Ça va aller ?

Elle fait signe que oui, sans
relever la tête. J’allume le négatoscope en attendant qu’elle se remette.

– Vous avez vos dernières
radios, s’il vous plaît ? Et les résultats de la prise de sang que je vous
ai demandé de faire ?

Elle farfouille dans un énorme
sac orange de supermarché
Champion et me tend ce que je lui ai
demandé. Je fixe les clichés et lui montre du doigt où nous sommes intervenus.

– Voilà. On a enlevé les
nodules qui se trouvaient ici, à peu près. Vous voyez, le traitement a parfaitement
fonctionné : il n’y a plus rien.

J’examine son dernier bilan
sanguin.

– Et vos marqueurs sont très
bons.

Elle s’est reprise et m’écoute
avec attention, ses grands yeux soyeux très noirs fixés sur moi. Elle semble
hésiter.

– Je suis guérie,
alors ?

– Oui, on peut dire ça comme
ça, oui. Vous venez, je vous examine quand même, pour la forme ?

Je change le papier de la table
d’auscultation pendant qu’elle se déshabille. Elle ne porte pas de
soutien-gorge, elle n’en a pas vraiment besoin. Ses seins sont petits, ronds,
très hauts. Elle s’assied et je m’installe en face d’elle sur mon tabouret. Je
palpe sa poitrine et ses aisselles, m’attarde sur la marque, discrète, de
l’ouverture que j’ai pratiquée sous le mamelon droit pour lui enlever sa
tumeur.

Elle fixe le plafond pendant
l’examen.

– Bon… C’est parfait tout
cela. Cela ne vous pose pas trop de problème, la cicatrice ? J’ai tâché de
ne pas vous abîmer !

– Ben oui… Ç’aurait été dommage,
hein… Non, j’en suis même plutôt fière, comme d’une blessure de guerre.

Je ne réponds pas et tâche de
sourire. Elle l’ignore, mais dans son cas, la mastectomie a été évoquée, puis
écartée. Annoncer à cette jeune fille de vingt-cinq ans l’ablation de l’un de
ses seins nous aura au moins été épargné, à elle, et à moi. Ce n’est pas la
moindre de mes victoires. Dans ma spécialité, c’est peut-être ce qu’il y a de
plus pénible, après la mort de mes patientes. Je dois, trop souvent, m’attaquer
à la symétrie, à la douceur ronde de leurs corps, détruire une part de leur
féminité. Parfois j’imagine que l’on m’annonce cela à moi : l’horreur
totale.

– Bon. Vous pouvez vous
rhabiller.

Je me passe les mains à
l’antibactérien et regagne mon fauteuil pendant qu’elle se rajuste.

– Vous n’avez rien à me
demander ? Pas de questions particulières ?

Elle prend un air amusé, hausse
les sourcils et soupire.

– Ah, là là ! Oui, donc
c’est fini la chimio, tout le tremblement ? Vraiment fini ?

Je devrais lui avouer que dans la
désespérante majorité des cas, hélas, ce n’est jamais vraiment fini. Avec cette
maladie, on ne peut jamais être sûr de rien. Mais à quoi bon ?

– On va tâcher de ne plus
vous embêter, c’est promis. Il faudra quand même…

– Ah… Parce que ce qu’il y a
de bien avec la chimiothérapie, c’est que je vomis tout ce que je sais… Je n’ai
jamais été aussi mince !

Et elle éclate de rire.

– Ah… En effet, il va
falloir trouver autre chose pour garder la ligne…

– Et je peux me remettre à
danser normalement ?

Je referme son dossier.

– Sans problème… Je
disais : il faudra simplement revenir me voir tous les six mois pour qu’on
vérifie que tout va bien. Mais c’est tout.

Tout en lui parlant, j’essaye de
mettre la main sur une minicassette pour dicter son compte-rendu…

– On prend rendez-vous tout
de suite ?

– Euh… Non. J’ai dit à Chloé
de partir. Ça ne vous ennuierait pas de rappeler lundi matin ? C’est elle
qui tient mon agenda. Aaah, merde !

Je fouille dans tous les tiroirs
de mon bureau et soupire. Je finis par en trouver une, et la glisse dans le
dictaphone. J’essaye de me concentrer sur ce que je raconte. Elle me regarde
m’y reprendre à plusieurs fois, revenir en arrière. Je termine enfin et relève
les yeux. Elle a l’air attendrie. C’est le comble.

– La journée a été
dure ?

Je me relève pour clore
l’entretien.

– Un peu longue surtout.
Désolée pour l’attente, à propos. Je vous raccompagne.

Nous sortons de mon bureau et
nous dirigeons vers la sortie du service.

– On n’a pas fini de se
voir, si j’ai bien compris ?

– Non. Mais ça arrivera
beaucoup moins souvent, c’est déjà un progrès !

Elle semble peser le pour et le
contre. J’ouvre la porte sans lui laisser le temps de répondre. Cela non plus,
on ne vous l’apprend pas à l’école de médecine : il faut s’habituer à ce
que les gens dont vous vous occupez, dont le cas vous réveille la nuit, ne
désirent qu’une seule chose, ne plus jamais avoir affaire à vous.

– Au revoir mademoiselle
Etxevari. Prenez soin de vous.

Nous nous serrons la main. La
sienne est toute chaude, autant qu’elle était glacée au début de ce
rendez-vous, comme une petite caille rassérénée. Elle murmure :

– Vous aussi faites
attention à vous.

Et elle disparaît sans hâte, en
oscillant sur les talons hauts de ses chaussures de danseuse de tango, toute en
jambe dans son petit blouson et sa robe chinoise. On dirait une étudiante. Elle
a l’air si pleine de santé. Elle n’a vraiment rien à faire dans un service de
cancérologie… Et je ne sais pas pourquoi, cela ne me rassure pas.

Il est huit heures passées à
présent. La lumière si particulière des premiers soirs de mai baigne mon
bureau. J’étouffe un peu, il fait chaud pour la saison. Je baisse le store et
entreprends de ranger. Je classe les radios et la prise de sang de Gabrielle
Etxevari dans son dossier, glisse la microcassette dans le contrefort
plastifié. Debout, je jette un dernier coup d’œil à mes mails avant de partir.
Victor a écrit : « Il est dix-neuf heures trente. Le docteur de
Fronsac n’a sans doute pas encore terminé sa lourde tâche quotidienne… Pourtant
à Villejuif, le week-end a commencé. Les rues en ce joli mois de mai ont comme
un petit air de vacances et même – qui sait ? – on « fait
péter » les premiers barbecues… L’hôpital lui-même commence à prendre ses
quartiers d’été. Mais le docteur de Fronsac réfléchit. Toute la journée, elle a
écouté avec humanité ses patientes qui souvent supportent leur traitement avec
difficulté. La plupart, atteintes d’un cancer métastatique hépatique et osseux,
en sont à leur énième cure de chimio, cumulent les séances de radiothérapie,
c’est épuisant. Le docteur de Fronsac essaye de leur redonner le moral, prescrit
toutes sortes de traitements d’appoint pour tenter de soulager leurs nausées ou
leurs champignons buccaux. Elle tâche de les apaiser avec de petites phrases
gentilles et son humour, et aussi avec sa foi dans la science médicale. Quelle
femme, ce joli médecin qui aide ainsi ses patientes à supporter une bien triste
réalité… Mais comment fait-elle pour tenir ? La réponse est entre mes
mains, docteur… »

Je souris et éteins l’ordinateur.
Victor a raison : ce soir le parking de l’Institut, pourtant pas vraiment
folichon, fait penser aux aires de l’autoroute du soleil. Ce doit être le
cui-cui des oiseaux, proprement hystériques, et cette petite odeur de lilas. Je
mets trois cents ans à retrouver la voiture, que j’ai garée pratiquement en
dormant et pas à la place qui lui est dévolue. Comme tous les matins, je suis
arrivée franchement à la bourre et pas réveillée. Il y a des bouteilles d’
Actimel
un peu partout, sur les sièges, le tableau de bord : je
prends mon petit-déjeuner en route. Je me débarrasse de ma blouse à l’arrière.
Elle pèse lourd : j’ai laissé un tas de choses dans les poches, mon
téléphone portable par exemple. Je le récupère et m’installe au volant en
soupirant. Je cherche mes lunettes de soleil, finis par en trouver une paire
dans la boîte à gants. Je mets enfin le contact. Voilà : l’hôpital, le
cancer, c’est fini pour deux jours. Je libère mes cheveux – je les tiens
toujours attachés pour travailler – et m’ébroue avant de me tordre le cou
pour faire une marche arrière sans endommager les véhicules environnants. Je
roule en silence, en essayant vaguement de rattraper le soleil qui se couche,
le temps que le petit vide bourdonnant dans mon crâne disparaisse. Et puis
j’appelle Victor. Deux fois. Il ne répond jamais du premier coup sur son numéro
privé. Il décroche à la cinquième sonnerie du second appel, au moment où je
m’apprête à ne pas laisser de message.

– Où es-tu ?

Cet homme ignore aussi l’usage
des formules consacrées comme « bonsoir » ou « ça
va ? »

– Et toi ?

Je l’entends qui s’étire.

– Chez moi, sur la terrasse.
Tu viens ?

Je pile à un feu rouge.

– Victor… J’ai passé toutes
les nuits chez toi cette semaine… Je n’ai plus rien à me mettre.

– Qui te dit que tu auras
besoin de porter quelque chose ce week-end ?

Je ne réponds pas. Il soupire.

– Bon, et ben, on ira demain
chercher ce qu’il te faut, si tu veux. Il fait beau, je t’emmènerai en moto.
C’est vide et froid chez toi… Viens…

– Et si j’ai envie d’être un
peu seule ?

– Tu auras quarante ans de
mariage pour ça, mon cœur ! Allez viens : j’ai acheté du champagne,
des tomates séchées et…

Nous disons ensemble :

– Des rigatoni alla arrabiata !

Je ris en prenant le chemin de
chez lui.

– Bon OK, j’arrive.

– Bien…

J’ouvre la bouche pour continuer
la conversation, mais il a déjà raccroché. J’habite une tour de vingt étages
dans le quinzième arrondissement, Victor un petit immeuble de la
Butte-aux-Cailles dont la cage d’escalier sent la potée auvergnate. J’ai appris
à aimer son quartier en même temps que lui, qui y a passé son enfance. Je me
gare devant la piscine municipale. Je frissonne de plaisir anticipé à l’idée de
plonger dans le bassin découvert et m’étendre au soleil, puisque c’est bientôt
la saison. C’est ce que j’ai fait tout l’été dernier : Victor m’y a
emmenée quasiment au saut du lit, le lendemain de notre première nuit. Il y a
des travaux dans la petite rue qui monte. Devant le traiteur italien, les
ouvriers qui plient bagage s’arrêtent de ranger leurs outils et me sifflent
gentiment. Nous nous connaissons bien, nous avons à peu près les mêmes
horaires, tôt le matin et tard le soir. Je me retourne et leur souris. J’ai les
jambes nues et des S
alomé mauves ravissantes dont j’ai
beaucoup de mal à me séparer, même quand elles nécessitent les soins du
cordonnier. Je souris encore sans répondre à leurs commentaires. Le désir des
hommes me ravit toujours et il fait si bon… J’arrive sur le palier de Victor un
peu essoufflée. Il habite au cinquième sans ascenseur. Il prétend qu’il se met
ainsi à l’abri de l’infarctus du citadin sédentaire. La porte est restée
entr’ouverte. Je souris : Victor est très économe de ses gestes, de son
temps, des efforts inutiles. Il va toujours à l’essentiel, surtout si
l’essentiel en question s’incarne dans le plaisir et le bien-être. Avec lui la
vie est simple. Il écoute à fond un truc techno, Kylie Minogue ou Britney
Spears à vue de nez. J’essaye de deviner depuis le deuxième étage. Il est
allongé dans un transat, sur la terrasse, en caleçon. Je ferme la porte et
baisse un peu. Il tourne la tête vers moi et sourit, sans ouvrir les yeux. Il
est déjà hâlé. De toute façon il est beige toute l’année. On dirait un bonze,
le crâne rasé, le visage équilibré autour des sourcils très noirs et très
dessinés. Tout le monde croit qu’il se les épile tant la courbe en est précise.
J’ai vérifié : non. Les petits poils frisés jouent sur sa poitrine bombée,
sous ses épaules larges. Je remets mes lunettes noires. La terrasse blanche
inondée de soleil, le ciel orange : on dirait un panoramique en
technicolor… Je me penche au-dessus de lui et l’embrasse doucement. Il sent les
vacances.

– T’écoutes Kylie Minogue,
toi, maintenant ?

Il soupire et tend la main vers
un verre, au pied de sa chaise longue.

– Ce sont les Destiny’s
Child…

Je l’intercepte au passage.

– Ah bon ! Et cette
chose jaune, c’est du champagne ?

Il fait oui de la tête et me
regarde avaler une grande gorgée de son verre, debout, sans même avoir posé mon
sac. Il se penche pour en attraper un autre ainsi que la bouteille, qui attend
au frais à ses pieds, à l’ombre d’un grand yucca baptisé Emilio. Je tends sa
coupe déjà vide, il la remplit sans rien dire et se sert à son tour. Je
m’assieds à ses pieds. Nous buvons tranquillement, en silence. Au bout d’un
moment, il fait nuit, il n’y a plus de champagne et la musique s’est arrêtée. Il
essaie de s’extirper de sa chaise longue, mais je l’en empêche.

– Où tu vas ?

– Mettre la table.

Je lève la tête vers lui.

– Maintenant ? Je n’ai
pas très faim… Mais toi oui, hein ?

– Non. Pas tellement non
plus. Qu’est-ce que tu veux faire ?

Je ricane.

– Boire encore du champagne
et rouler sous la table, je pense.

– Bon… Remarque, tu es bien
partie en même temps…

Je lâche ses jambes.

– Tu m’en veux ?

– Non… Mais il faut que je
descende au ravitaillement.

– Ouaiiiiis ! Merci,
mon chéri ! Prends des sous dans mon sac si tu veux.

– Non, c’est bon. J’ai pris
des patientes supplémentaires pour subvenir à tes besoins. Ça s’est mal passé
aujourd’hui ?

– Quoi donc ?

– Ta consultation ?

– Oh… La routine. J’en ai
perdu deux : une qui est morte, l’autre qui est tirée d’affaire. Elle est
en pleine forme ! D’ailleurs tu la connais, c’est toi qui me l’as envoyée.
Tu sais, la danseuse…

Victor me regarde d’en haut, les
bras croisés.

– Je vois très bien.

– Ça ne m’étonne pas…

Il rit au-dessus de moi, dans le
noir.

– Ne sois pas ridicule.
Cette fille est sublime, c’est clair, mais surtout elle est très jeune. À son
âge, ça va vite cette saloperie. Tu as bien travaillé… Bon j’y vais. Tu ne veux
pas nous couper du saucisson, un truc comme ça ? Ce n’est pas bon de boire
le ventre vide.

Victor est revenu avec deux
bouteilles, que nous avons bues. À un moment, j’ai décidé d’aller danser, mais
il a réussi à me détourner de cette idée, périlleuse étant donné mon état, en
m’allongeant sur le parquet. La dernière chose dont je me souviens, c’est quand
il a enlevé ma culotte, à genoux entre mes jambes, son pantalon dégrafé par mes
soins. C’est ça qui m’a excitée d’un coup. J’ai fermé les yeux et puis… Plus
rien. Je ne me rappelle pas de la suite ! Je sais confusément qu’on a fait
l’amour, mais comment, ça… Mystère. C’est grave quand même ! Et maintenant
il est sept heures du matin, je n’arrive pas à me rendormir à cause d’un mal de
crâne terrible. J’ai aussi monstrueusement soif. Évidemment, il n’y a pas d’eau
dans la chambre. Mais envisager de me lever est au-dessus de mes forces. Rien
ne va plus et Victor dort, paisible.

Parution: 
Alexandra Paget-Deben - 17 €
Image: 

Commentaires

avis sur Hélium

Bonsoir, Alexandra.

J'ai lu votre roman en un week-end, c'est dire si j'ai accroché. Nous nous étions rencontré récemment au dernier salon du livre, autour d'un échange amical dont
je garde un très sympathique souvenir, et vous m'aviez donné un aperçu de votre livre, placé sous le signe de la légèreté, avec en toile de fond le milieu médical dans lequel exerce deux des principaux personnages. Faire d'un sujet
grave comme le cancer, quelque chose de léger, n'est pas facile.
Au final, je dirais que votre pari est à moitié réussi, dans la mesure, où, à l'instar
des protagonistes, je me suis senti un peu aérien dans la première partie du livre, allant même jusqu'à m'envoler dans une montgolfière virtuelle en compagnie de Caroline et Gabrielle,assistant ainsi à leur si bel amour dans lequel elles s'engagent jusqu'au bout,mais, paradoxalement,c'est cet amour, qui, dans la deuxième partie,met un de plomb dans l'aile de la légèreté voulue, puisqu'il met en péril le couple Caroline-Victor. Mais en même temps, Caroline continue d'aimer Victor de tout son coeur, ainsi que Gabrielle, qu'elle
accompagnera jusqu'au bout dans son combat contre la maladie, au nom de cet amour qui les unit toutes les deux, et même tous les trois, car il s'agit bien d'une triangulaire, au bout de laquelle il n'y a ni gagnant ni perdant, simplement des êtres humains qui aiment, qui souffrent, tombent, se relèvent, et nous font comprendre que par delà les époques, et les problèmes, il y a la vie, qui peut-être magnifique, sans oublier l'amour.
Bref, un très beau roman, qui gagne à être lu.
Ma chère Alexandra, je me suis efforcé d'être le plus honnête possible, mais, et je le redis volontiers, j'ai pris beaucoup de plaisir à cette lecture, et lirai avec autant de curiosité, les deux autres livres qui composent cette trilogie.
Quand nous nous étions rencontré, je vous avais dit que c'était mon anniversaire, et je vous avais dit qu'à cette occasion, je voulais m'acheter un livre, et vous aviez été touchée que ce soit votre roman que je choisisse.
Vous m'aviez faite une très jolie dédicace, que j'ai plaisir à relire. Aussi, permettez-moi, à mon tour, de vous adresser ces quelques petits mots, qui, je l'espère, vous apporteront cette légèreté que vous mettez en avant.
Profitez de la vie, faites ce que vous aimez avec enthousiasme, et soyez heureuse, comme nous le méritons tous.
Dans l'espoir d'un nouvel échange au prochain salon du livre, je vous souhaite de continuer avec bonheur dans la voie que vous vous êtes tracé.

Merci pour cette rencontre
Stéphane