L'enfant voyageur

Qui sont-ils ? Où se rencontrent-ils ? À travers une parabole universelle et intem-porelle, Khaled Roumo prend bien garde de ne pas le dévoiler. L’enfant berce le voyageur de ses souvenirs de petit montagnard, dont la chair nourrit constamment le récit. Le voyageur guide l’enfant – celui qu’il a été ? – dans son périple et plus encore dans ses interrogations d’homme mûr. Au gré de la marche et des paysages, au fil des trains et des aéroports, c’est leur propre vie que sillonnent l’enfant et le voyageur. « Il a fallu qu’il se décide à revenir sur les lieux de l’enfant, qu’il se laisse appâter par ce dernier et aille voir les cultures en terrasse, que ce figuier attire son attention et que le cousin prononce la phrase décisive ; oui, il a fallu cet enchaînement pour que se refasse le lien entre son présent et tout son passé... »
Extrait: 

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29. Comment la veuve vainquit la hyène

La veuve, habillée de noir, robuste de constitution, est aussi du cortège des pèlerins. Elle marque les lieux par sa présence active. Ses deux garçons, déjà adolescents, sont là, ils rendent service à leur mère comme aux autres.

C’est cette femme qui, une nuit, étant obligée de s’arrêter à mi-chemin entre deux villages, réussit à enterrer vivante une hyène. « Voilà, raconte-t-elle en sirotant son thé fortement sucré, j’ai défait les cordes et mis le sac de blé à terre pour permettre à ma monture, que j’ai attachée à un pieux enfoncé dans le sol à cet effet, de se reposer. Je n’avais pas de torche ni de quoi faire du feu. Mon repas achevé, je me suis couchée à côté du sac après avoir mis mes chaussures sous la selle de ma monture, et le tout sous ma tête en guise d’oreiller. Il ne faisait pas froid, et un faible clair de lune permettait aux choses de dessiner des contours sur le noir de l’espace. Je me suis confiée à un sommeil réparateur après avoir imaginé l’inquiétude des miens à me savoir, de nuit, sur les routes. Une pensée me rassurait : la confiance que ma famille avait en moi. Non, leur grande fille, devaient-ils se dire, n’était pas née de la dernière pluie, elle se trouverait un refuge dans un village bordant la route ou dans un abri en pleine campagne.

« Comment suis-je sortie de mon profond sommeil ? Je ne peux le savoir. Une présence indistincte hantait les lieux. J’ai ouvert lentement les yeux et grand les oreilles. Quelque chose s’activait à côté de moi. Un bruit de griffes qui creusaient tout près. Et surtout cette odeur de… Bref, vous l’avez deviné, c’était une hyène. Je n’avais ni couteau, ni bâton, ni quoi que ce soit pour me défendre. La seule stratégie à suivre, c’était de rester calme et d’agir juste au moment où l’animal allait exécuter son plan. Car il en avait un ! La hyène, de temps à autre, s’arrêtait de creuser pour venir se coucher à côté de moi tout en étalant ses pattes. Elle voulait certainement prendre mes mesures. Pour quoi faire ? Mais voyons ! pour me précipiter dans le trou, me manger à loisir et enterrer le reste. Ces charognards se délectent de chair autant fraîche que pourrie.

« J’épiais du coin de l’œil son manège. Lorsque le trou fut suffisamment profond et que la hyène était au fond, toute occupée à en prendre les mesures, je me suis levée doucement et ai poussé vite et énergiquement le lourd sac de blé dans le fossé. Cela ne me fut pas impossible, car la peur décuplait mes forces. Mon ennemi a accusé le choc et essayé de se libérer de cet énorme poids tombé sur son dos. Évidemment, pour ne lui laisser aucune chance - il y allait de ma vie - je me suis affalée de tout mon corps sur le sac et ai réalisé que c’était assez pesant pour paralyser l’animal, qui n’a pas manqué de se débattre et de crier. Ayant perdu ses forces, l’animal a pété fort à plusieurs reprises, et une odeur de puanteur a empli mes narines (chaque fois qu’elle racontait cette histoire, la veuve n’ajoutait ce dernier détail que pour faire rire l’assemblée, et surtout les enfants).

« J’ai tenu ainsi jusqu’à l’aube, lorsque des paysans robustes sont passés. Étonnés de voir une jeune fille couchée à plat ventre sur un sac de blé couvrant un trou, ils m’en ont demandé la raison. De prime abord, ils ont pensé que je fabulais. Puis entendant la respiration bruyante de la hyène et sentant son odeur, ils se sont résolus à l’achever à coups de bâton, bien assénés sur son crâne. »

L’histoire de la veuve était racontée lors des veillées d’hiver qui réunissaient les voisins autour du poêle à mazout. Les enfants la réclamaient comme pour exorciser, grâce à cette héroïne dont la ruse avait triomphé de la force sauvage, leurs peurs accumulées le long de leurs petites ou grandes aventures. Ils goûtaient ainsi la saveur d’une sécurité d’autant plus appréciable que le vraisemblable se mêlait à son opposé pour créer un monde aux contours fluides qui faisait oublier la rigidité du quotidien.

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Parution: 
Khaled Roumo - 18 €
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