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Le talent secret est la 12e séquence de Quelques-unes des vies et des morts de Benjamin P. – ce qui n’a pas une importance folle vu la construction de la suite romanesque ». Il a 29 ans dans sa vie diurne, et, paraît-il, un ou deux ans de plus dans cette vie nocturne.
Le choc a été terrible. C’est tout ce dont il se souvient. Ce choc, d’une violence qu’il n’aurait pas crue possible.
Ni de la pluie lavant le pare-brise et le bitume, ni de ces phares surgis de nulle part, mais du choc, oui.
Ni de la Passat tournoyant sur elle-même, puis projetée dans le champ voisin, ni des tonneaux, ni de l’arbre sur lequel le côté est venu s’encastrer.
Des pommes qui, dans les secondes suivantes, se sont mises à tomber au milieu des gouttes d’eau, non plus : il ne s’en souvient pas.
Il ne sent rien. Il voudrait toucher ses membres, son corps, effacer ce filet de sang qui voile sa vision, mais rien ne bouge.
Benjamin est entre la vie et la mort. Il entend tout, voit tout – malgré ce sang – il pense tout. Il se dit qu’entre la vie et la mort, ça n’existe pas. La mort, ce n’est qu’une ligne, un point sur l’espace du temps. Soit on est vivant, soit on est mort. Oui, mais voilà : de quel côté de la ligne est-il maintenant ? Il n’en sait foutre rien, comment pourrait-il le savoir, d’ailleurs : c’est la première fois qu’il meure. D’ailleurs : peut-être, puisqu’il n’en sait rien.
D’abord, ce sont des automobilistes compatissantes.
– Chérie, n’y va pas, ils sont tous morts, là-dedans !
Ah, il est mort.
– Pucette, mais non, c’est un type, je crois qu’il est encore vivant…
Ah, il vit. Encore. Mais peut-être pas. Si ce sont des spectres, ils peuvent avoir le droit de mentir. D’un autre côté, des spectres, il n’en a encore jamais rencontrés.
*
– Monsieur, dit une voix, vous pouvez bouger ?
Benjamin ne bouge pas. Son cerveau comprend, voudrait leur faire plaisir, mais rien ne bouge.
– Fermer les yeux ?
Les yeux de Benjamin sont tellement las. Elles sont gentilles. Dans un suprême effort, il parvient à fermer cet œil voilé, puis le rouvre.
– Regardez, il a réagi, il est conscient.
– Peut-être, et encore…
Ensuite, les pompiers, qu’elles ont dû appeler. Leur sirène qui se rapproche, puis un casque, un deuxième. Il les entend vérifier qu’il n’y a pas de fuite d’essence, couper le contact. Ils tentent d’ouvrir la porte, forcent, sans succès, prennent des outils, tapent, une porte s’ouvre. Des mains s’approchent, elles doivent le bouger, il voit le paysage du ciel et du pommier changer, ils sont tout proches, non : il sent leur parfum, – jasmin, lilas – elles sont tout proches.
Une autre voiture s’est arrêtée :
– Je suis médecin, puis-je faire quelque chose ? dit une nouvelle voix de femme.
– Venez, nous allons le mettre dans l’ambulance, il ne bouge pas mais il a l’air conscient.
Tout ce petit monde s’affaire autour de lui. Il voit le toit du véhicule de secours, tous leurs visages animés autour de lui, de sa tête, de son pouls, de son cœur, et de tout ce côté droit qu’il ne sent pas mais que, d’après leur bourdonnement, il suppose en charpie.
Sirène, ronflement aigu d’un moteur qu’on pousse, cette perfusion, ces bustes et ces visages secoués par une main invisible. Son corps ne lui parle pas, son esprit calcule que l’ambulance fonce, et même, oui, une lumière bleue déchire régulièrement la pluie et la nuit.
– Il perd beaucoup de sang.
– Vous croyez qu’il va tenir ?
– Vous ne m’avez pas encore enterré, dit le cerveau de Benjamin, mais non, il n’entend pas sa propre voix et elles, elles ne l’écoutent pas.
– Ecoute, pour l’instant il tient. La bouche vient près de lui, une bouche gracieuse aux dents étincelantes, pleine de charme. Monsieur, ne dormez pas, vous entendez, ne vous endormez pas.
Pourquoi lui dit-elle ça, il n’a aucune envie de dormir. Il n’a même pas pris son café ou son alcool du soir, au fait, de quoi est-ce que j’ai envie ?
A l’hôpital, le brancard file dans les couloirs plus vite que l’ambulance dans les rues de Montréal. Une interne arrive, le prend en charge, pose quelques questions, refait les mêmes gestes que les parfums de fleurs et la bouche gracieuse. Une grande fille blonde, dont la blouse laisse deviner des formes généreuses.
– Mais c’est Benjamin P., vous ne l’avez pas reconnu ?
*
– Tu le connais ?
– Mais bien sûr, Benjamin P., le peintre !
Elle est cinglée, il n’est pas peintre ! Bon, peut-être pas cinglée, elle a des seins splendides, du moins elle le confond.
– Il est peintre ?
– Bien sûr, enfin en tout cas, j’ai un tableau de lui dans mon bureau.
Mais qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Tout à coup Benjamin se sent plongé dans un autre monde, où il serait pris pour le héros d’une autre vie, et merde alors, une vie où il n’a aucun moyen de l’ouvrir. Le choc ! Le choc a échangé sa personnalité. Oui, l’autre voiture, ces phares bondissant dans le noir ! Le vrai Benjamin, enfin lui-même, a dû être embarqué dans une autre ambulance – un corbillard peut-être – ou ne s’est rendu compte de rien, a continué sa route. Il faut le rattraper…
Mais Benjamin est lucide et rationnel, Benjamin n’a jamais cru aux histoires de science-fiction : non, c’est idiot, ces trucs-là n’existent que dans la production de cinéastes stériles. Et Beaux seins qui se met à parler de son tableau, c’est trop fort !
– Vous ne vous souvenez pas, ce tableau représente trois enfants, dans un pré, l’une tient un énorme bouquet, ils regardent obstinément le peintre, l’air de chercher à le comprendre. Au loin en haut du pré (parce que le pré est en pente), une femme, on suppose que c’est leur mère, descend doucement, comme pour voir ce qui se passe.
– Benjamin P. dites-vous, mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?
– Accident de voiture, aux Essarts, il y a une heure. Vous le connaissez ?
En même temps que la voix d’une femme entre deux âges, il a entendu un nouveau pas, avec le léger tintement de perles d’un collier. Elle entre de trois quarts dans son champ de vision, esquisse un petit mouvement intrigué dans sa direction, le pauvre, lâche-t-elle, il va s’en sortir ? Visiblement, elle accompagnait un malade… Brune, élégante, troublante…
– Vous le connaissez, insiste Beaux seins ?
– Pas personnellement. J’ai vendu une de ses toiles ; cela doit faire trois mois. Je suis galeriste, précise-t-elle devant des regards qu’elle comprend comme interrogateurs.
– Un autre tableau ? J’adore Le pré aux enfants, je ne lui en connaissais pas d’autre.
*
– Une œuvre superbe, s’enflamme Trouble de perles, c’est le portrait de deux jeunes filles, qui semble échanger un regard complice avec le peintre, l’une porte un bandana, l’autre un foulard. Un superbe clair-obscur d’ocres et de pourpres.
Benjamin est survolé par cet échange qui l’ahurit ! Il voudrait se pincer. A moins que… Il fouille dans sa mémoire, très loin, ces peintures lui disent quelque chose. Trois huiles, il devait y avoir trois huiles sur toile.
– Comme ça nous avons un grand artiste – Senteur de jasmin s’est mêlée au dialogue. Quelle tristesse ! Et joli garçon en plus, dit-elle en lui souriant et en lui prenant la main.
Le réconfort, la main et le sourire de cette inconnue qui embaume le jasmin… Qu’ils lui font du bien à cet instant où il se sent muré dans une invisible prison.
– Vous savez, c’est un des mystères de la peinture moderne. On sait très peu de choses de lui. Une ou deux photos d’un jeune homme discret, et, en tout et pour tout : trois peintures. Celui que j’ai vendu – Jeunes filles obscures – un portrait de femme – Femme à sa fenêtre – que le Musée des beaux-arts a acquis voici quelques années, et le troisième, dont j’ai cru comprendre qu’il était ici : Le pré aux enfants ? Rassurez-moi, vous l’avez assuré ?
– Bien sûr que non, j’étais loin de penser…
– Faites-le vite, il vaut une fortune.
Trois tableaux, oui, c’est bien ça. Les noms sont farfelus – il ne les avait même pas baptisés, mais il reconnaît les sujets. C’est une farce ! En quatrième, son prof de dessin – Mnouchkine, oui, il se rappelle, Hélène Mnouchkine – lui avait fait compliment un jour de son joli coup de pinceau. Jusqu’à la fin de l’année, il l’avait vraiment crue, et Monette s’était fendue de couleurs à l’huile et de quelques toiles. Les trois enfants, les filles mystérieuses, et Monette – il les avait peints d’après des photos qu’il aimait bien.
– Leurs regards, confirme Beaux seins. Ce sont leurs regards qui m’ont fait craquer. J’ai dû le payer trois fois rien – s’étonne-t-elle, comme si elle était gênée, et à son tour elle regarde le blessé, d’un air d’excuse, et prend sa main.
Oui, c’est bien joli, mais personne ne s’occupe plus de lui, dans tout ça. Ces mains qui tiennent la sienne, leur compassion, il est mort. Sont-elles elles-mêmes des spectres, sont-elles vivantes ? Que voient les morts lorsqu’ils ont enjambé cette ligne ?
Pourtant, elles ont l’air tellement vivantes, Beaux seins glisse de temps en temps un regard vers un appareil qui a l’air de la rassurer. Allez, il est vivant : Benjamin veut vivre.
– Vous feriez une bonne critique, Docteur. Les experts s’accordent sur ces regards, c’est la patte de cet artiste, c’est visiblement ce qui l’a passionné dans ses modèles, c’est le dialogue qui semble s’installer entre le personnage et le peintre, et que nous spectateurs, nous retrouvons. Tout est dans cet écho. Un critique a pu dire que l’œil de ses sujets était une sorte de vecteur établissant un dialogue à travers le temps, du peintre vers le spectateur.
– On peut opérer dans dix minutes, lance une voix de Ruisseau chantant, qui s’approche d’eux mais qu’il ne connaissait pas.
– Merci, Lise – je n’aurais pas su l’exprimer, mais c’est bien ce que je ressens, enchaîne Beaux seins en se retournant.
Lise : Ruisseau chantant s’appelle Lise. Ces croûtes, il y repense, il les a retrouvées quelques années plus tard dans le grenier. Il avait souri, joli coup de pinceau, puis s’en était débarrassé d’un bloc aux puces de L., pour une centaine de francs le tout. Qu’est-ce qu’il voulait acheter avec cet argent ? Benjamin ne le sait plus, et puis qu’est-ce que ça changerait aujourd’hui, d’un côté ou de l’autre de la ligne de la mort ?
*
– Mais pourquoi avez-vous parlé de mystère à propos de lui – la voix exhalait le jasmin.
– Parce qu’on ne sait quasiment rien d’autre de lui… Ces toiles ont été achetées en bloc à un brocanteur de Saint-Germain, que personne n’a jamais retrouvé.
– Pourtant ces photos… Les sites qui lui sont consacrés…
Quelle mouche avait piqué le brocanteur pour lui lancer lorsqu’il partait : « une photo souvenir ? ».
– Les sites ? Allez-y, vous verrez qu’ils rivalisent dans l’échafaudage pour expliquer la disparition de Benjamin P.. Le brocanteur avait parlé d’un garçon qui ne pouvait avoir plus de vingt ans. Il a dit qu’il voulait juste essayer un appareil qu’on lui avait vendu la veille. Il n’a jamais revu le gosse pour lui donner les photos. C’est un collectionneur de Montréal qui lui a racheté l’ensemble pour 800 francs, photos en prime ; le brocanteur était très fier de son coup, mais s’est cruellement mordu les doigts en voyant par la suite l’engouement des critiques et du public.
Ses oreilles, ses yeux, son nez : tout ce qui reste en état de marche – il ne perçoit même pas les battements épuisés de son cœur et son souffle rachitique. Mais comment les croire ? Ses croûtes auxquelles jamais, au grand jamais il n’avait plus songé, les voilà propulsées au rang de quoi ? Chefs d’œuvre, avait dit Trouble de perles !
– L’hypothèse la plus vraisemblable – jusqu’à ce jour – était qu’il soit mort quelque temps après ; il ne semblait pas pensable qu’il n’ait jamais refait surface, qu’il n’ait jamais proposé d’autres toiles, surtout après les articles et les émissions qui lui ont été consacrées. Ses regards : derrière la naïveté moderniste certains n’ont pas craint de faire référence aux portraits de Vermeer, aux nus vertigineux et désespérés de Modigliani. D’autres ont vu dans la composition du Pré aux enfants une citation mystérieuse de celle des Ménines.
Il sent monter une oppression, il est peintre, un grand peintre dont on était prêt à s’arracher les toiles, et il ne l’a jamais su. Il n’y a pas de mystère, l’homme de Montréal s’est juste planté, ce n’était pas un brocanteur de Saint-Germain, c’était à L. : un brocanteur de L. ! Et aujourd’hui il voudrait leur dire, oui c’est moi, Bon, ouh la la, redresser tout ça, chercher son nom sur Internet. Il faut leur parler, mes jambes, je m’en fous, mais rendez-moi mes mains, je suis peintre, entendez-vous !
– Attention, son cœur.
Il sent une brusque agitation autour de lui, de ses tuyaux, du fatras d’instruments qui l’entoure. Beaux seins a vu un truc sur un appareil qu’elle n’a pas eu l’air d’aimer. Trouble de perles s’est écartée. Son cœur lui semble lourd. Mais plus son cœur bat lourdement, plus il se sent lucide, plus les idées sont claires.
Benjamin avait du talent, un immense talent, auquel personne n’a vraiment prêté attention – à commencer par lui-même. Il n’en a rien su, rien avant cette heure où il s’est mis à jouer à cache-cache avec la ligne de la vie et de la mort. Est-ce qu’il est le seul ? Est-ce que tout le monde vient au monde avec un talent caché, qu’il ne serait donné qu’à quelques élus de découvrir et de cultiver ? Qu’aurait été Steve Jobs s’il était né dans une ferme du Poitou médiéval. Garçon d’écurie ? Que serait devenu Alexandre, s’il avait vu le jour dans la Bangalore moderne. Programmeur de seconde zone ?
Beaux seins et Senteur de jasmin s’escriment au-dessus de lui. Il ne sent rien, mais voit tout chavirer sous les coups qu’elles doivent imprimer à sa poitrine. Plus son cœur s’essouffle, plus il en veut à l’injustice de la vie, qui a fait de lui un géant de la peinture mais a oublié de le prévenir.
Plus rien. Benjamin a franchi la ligne du néant.
Elles relâchent leurs efforts. Autour de son corps, Beaux seins, Trouble de perles, Ruisseau chantant, Senteur de jasmin et Senteur de lilas font silence, communiant dans une marque muette de respect.
Beaux seins regagne son bureau, rédige les papiers de décès, s’enquiert de l’état de la recherche des proches. Elle se retourne vers Le pré aux enfants, qu’elle observe avec une émotion inaccoutumée.
– Nous avons perdu un grand peintre, murmure-t-elle à ces enfants inconnus qui l’interrogent du regard.
– Tu as fait un cauchemar ?
– Je crois que tu appelles ça comme ça…
Constance n’insista pas, il ne fallait pas parler de ses nuits à Benjamin. C’était entre eux un accord tacite : il ne la mêlait pas à ses autres vies, elle ne lui posait pas de questions.
Mais Benjamin était ébranlé. Et si dans cette vie aussi il était passé à côté de son talent ? S’il avait depuis le départ fait fausse route ?
– Stanzi… C’est quoi, ton talent ?
– Quelle question ! Ce ne serait pas à toi de répondre ? Quel talent me reconnais-tu ?
– Peut-être es-tu une grande artiste, et peut-être ne le sais-tu pas.
– Et quel est mon art ? demanda-t-elle amusée.
– Justement : je n’en sais rien. Toi seule peux le trouver.
Les jours suivants, profitant d’un peu de temps libre, Benjamin s’en est allé flâner aux puces de L.. Sous couvert de chiner, il observait les visages et cherchait son brocanteur. Qui chercher ? Comment trouver un être qui n’existe que dans une autre de ses vies ? Un être qui aurait sa propre réalité, indépendante de la sienne, à lui, Benjamin…
Et pourtant, là, cet homme : vieilli et blanchi, sans doute, mais oui, voilà, c’était lui, le vendeur du Montréalais.
– Monsieur… Bonjour… vous me reconnaissez ?
– Sans vous manquer de respect, je crois bien que je ne vous ai jamais vu.
– Rappelez-vous, je vous ai vendu quelque chose, il y a quelques années…
– Ah ! Un remords… Mon pauvre ami, si vous croyez que je me rappelle qui m’a vendu ou acheté quoi… En revanche, si je vous avais déjà vu, je me souviendrais de votre visage. Et qu’est-ce que vous m’auriez vendu ?
– Mmmmh, des tableaux…
– Non, vraiment, non, mais si vous aimez la peinture, jetez un coup d’œil dans le tas, là-bas.
Benjamin avise un bric-à-brac de quelques toiles poussiéreuses, les fait pivoter… Ici, sous une nature morte de poissons, les jeunes filles, puis le pré aux enfants, puis cette toile avec un nom : Charlotte.
– D’où viennent-elles ?
– Ah ! Ces trois-là. Joli coup de pinceau, hein ; les regards… Une gamine, il y a quelques mois.
Il déchiffre la signature : Strehler. Jeanne Strehler.
– Elle m’a amené les trois, je ne l’ai jamais revue. Mais j’y repense, si ça vous intéresse, j’ai des photos d’elle. J’essayais un appareil… je vous laisse le tout pour 150 €.
Benjamin réfléchit. Ce n’est pas le prix. La galeriste avait parlé de 800 francs…
– 120 €, propose-t-il.
– Allez, c’est votre jour de chance, je suis de bonne humeur, tope là.
Ce jour-là, Benjamin P., au hasard d’une flânerie dans les puces de L. venait de découvrir un grand peintre, un peintre parfaitement inconnu, et sur lequel le rideau du mystère ne serait jamais levé.