Un temps sans elle

L’amour fou. Marc ne vit que pour et par Julie. Une écharpe envolée. L’accident, stupide. La mort, intolérable. Il lui faut vivre sans Julie, il ne peut vivre sans Julie. Dès lors il cesse de vivre, part à la dérive dans un parc où se nouent d’étranges rencontres, où se tissent peu à peu nombre de mystères. Jusqu’à ce que… Il est des livres qu’on ne résiste pas à lire deux fois. Un temps sans elle : une première fois avec passion, porté par cet amour fou. Une deuxième fois, avec jubilation, pour comprendre comment on a pu se laisser bluffer de la sorte.
Extrait: 

Janvier

Il dormait, du sommeil doux de l’homme en paix, une main
abandonnée sur le torse, les cheveux en fouillis.

Il semblait être encore un enfant. Il était un enfant.

21 janvier – 7 h 00

Le réveil me hurle dans les oreilles. C’est insupportable. Je
pourrais le fracasser contre le mur. Impossible. Je ne peux pas. Je ne dois pas.
Je suis civilisé. Je tente une extraction de dessous la couette. Pas envie, il fait
froid. Sur les vitres, le gel a pailleté le verre. Allez, encore cinq minutes.

Dans la salle de bain, Julie barbote bruyamment sous la douche.
Aujourd’hui elle part pour trois jours, je n’étais pas vraiment d'accord, mais je
n’ai rien dit. Ma Julie. C’est la dernière fois, elle ne le sait pas encore, mais
c’est la dernière fois. Dans six semaines elle chargera, sur une poussette, un baluchon
de chair et de couches-culottes.

Elle interrompt mes pensées, mon bel hippopotame est enfin prêt.
Sa petite valise à roulettes pleine à craquer est en attente sur le paillasson.
De la voir partir, j’ai un pincement dans les tripes. Je me ramollis, me délite,
elle m’affadit la bougresse. Elle et son bidon tout rond.

Elle est sortie en coup de vent, son haleine tiède sur ma nuque,
comme un souffle. Un effleurement. Elle colorie ses lèvres d’un rose tirant sur
le mauve. J’aime ses baisers si légers, jamais ils ne laissent de traces, ils brûlent
juste ma peau, la fine couche d’épiderme entre mes cheveux et le col de mon pull.
J’aime ses baisers que je fais semblant d’ignorer. Un jour, je le lui dirai.

Elle est partie, dans un sourire, dans un éclat de voix. Gaie,
enjouée, à peine réveillée, déjà trépidante. Elle m'use dès le matin, elle se lève
comme le soleil. En entier. Elle n’est jamais à moitié comateuse, son papotage matinal
et unilatéral berce mon amorphe éveil.

Elle va rentrer d’un séminaire, dans trois jours, fatiguée de
parler, exiger, parfaire et organiser. Crevée, mais aimante. Elle se posera légère
sur le canapé, comme un papillon sur une brindille. Prête à s’envoler encore vers
la salle de bain dans un déhanchement mutin. Puis elle finira par s’endormir, après
mille babillages que je n'écouterai pas, en posant sa tête brune sur mon épaule…
Je l’aime. Lui ai-je dit ce matin ? Lui ai-je jamais dit d’ailleurs ?

Merde, son écharpe ! J’entends son pas de gazelle qui résonne
dans l’escalier. Le bandeau de soie est posé sur la poignée de la porte. Elle descend
vite, trop vite, le marteau de ses talons frappe les dernières marches, son ventre
rond devrait pourtant la freiner. Je cours, à poil, vers la fenêtre, déjà la porte
du hall d'entrée s’ouvre en grinçant.

Elle sort, éclat de couleur sur le trottoir, elle trotte, se
retourne, me voit à la fenêtre, l’étole brandie comme un étendard. Elle me sourit,
son nez instantanément rosi par le vent vif. Elle lève ses deux bras et je lâche
le voile de tissu fin. Je ris à pleine gorge de la voir reculer en essayant d’attraper
la capricieuse écharpe. Son ventre est presque gracieux vu de là-haut… Elle pirouette,
descend du trottoir.

Je hurle, elle rit. Je hurle, mauve le foulard, je hurle dans
le frémissement de la tôle, dans le vacarme des freins. Je hurle quand son corps
se désarticule sur le pare-choc de la voiture. Je hurle encore quand il retombe
disloqué sur le trottoir, je hurle toujours quand la voiture roule sur son bras
droit. Et dans l’instant de parfait silence qui suit, je me rends compte qu’elle
n’a pas bronché. Pas un bruit. Pas un cri. Seul le son mat de son crâne sur le poteau
du feu vert. Rouge… Vert… J'ai, dans les narines, une odeur d'acier frotté. Son
corps est là, couché sur l’asphalte, il paraît presqu’intact. La courbure de son
bras est surprenante. Son ventre rond est encore rond. C’est la seule évidence de
cet instant.

Je pose sa tête sur mes genoux et j’attends. Les yeux mi-clos.
Les doigts englués de son sang. Pourpre et chaud.

Un homme tient l’écharpe mauve. Il pleure cette femme qu’il ne
connaît pas et qui semble endormie dans mes bras. Je tends la main, il y dépose
le voile fin. De la soie. Lisse et brillante, souple, insaisissable.

8 h 24

Étonnant
comme le bruit s’est arrêté. D’un coup. Non, pas arrêté, assourdi. Quand j’étais
gosse, j’adorais mettre ma tête sous l’eau, dans la baignoire. C’est pareil. On
entend des sons qui, habituellement, sont noyés dans le brouhaha. Je les perçois,
mais comme étouffés. Le reste disparaît. Une brume de bruit.

8 h 38

Je roule, dans cette brume, derrière l’ambulance. Je colle au
pare-choc. Dans ma poitrine, mon cœur, comme un pendule affolé, semble vouloir se
broyer contre mes côtes. Si ce feu reste vert, elle va vivre. Orange. Orange, ce
n’est pas rouge… Si celui-là passe au rouge, elle mourra. Vert. Si le feu passe…
Je ne dois pas lâcher cette saleté d’ambulance. Il faut qu’elle entende les pulsations
chaotiques de mon cœur. Il faut qu’elle entende mon murmure. Nous coupons la ville
d'une stridence infernale, l'ambulance hurlante, suivie de ma petite bagnole noire,
collée à elle, comme une verrue de ferraille. Passer la place des Martyrs, tourner
à gauche ensuite, reprendre cette petite rue mignonne, pleine de boutiques encore
closes à cette heure. Encore une placette au bout de la contre-allée, puis ce sera
le grand boulevard. La chaussée est encore humide d'un nettoyage matinal. Chaud
ce virage, chaud, le feu est vert. Respire ma belle, respire.

8 h 39

L'ambulance redresse avec douceur. Sur le trottoir, une vieille
dame trotte dans la brise, elle hésite une seconde et traverse brutalement, l'ambulance
pile. Derrière, je suis debout sur les freins, à ma droite, une camionnette blanche.
L'homme au volant a les yeux agrandis d'effroi. Putain non ! Ma cage thoracique
est un carcan semé de pointes aiguës. La camionnette vire sur deux roues, la vieille
dame s'enroule sur son capot, l'ambulance braque à gauche violemment, grimpe sur
le trottoir, l'un de ses pneus éclate au contact rude d'une bouche d'égout.

La camionnette est couchée sur le flanc. Ma bagnole s'est littéralement
encastrée dans son aile. Je ripe de mon siège. Une douleur à la tête me rappelle
que j'ai heurté le pare-brise. Sans un regard pour les passagers qui s'extirpent
de l'autre véhicule, je cours vers ma Julie. Une nausée me tord quand mon regard
se pose sur le corps affaissé de la vieille dame. Les portières de l'ambulance s'ouvrent
en grand, les infirmiers en descendent affolés. Remettre sur la route cette putain
de chambre de survie, changer la roue avec le grand mec, l'autre est déjà en alerte
sur les passagers de la camionnette. Veiller Julie, dont le cœur hésite. Julie qui
maintenant perd son sang à gros bouillons et qui, sanglée sur sa civière, n'a pourtant
pas bougé un cil.

9 h 19

L'ambulance repart après de longues minutes, laissant le chaos
derrière elle. Les pompiers sont là, penchés sur les passagers de la camionnette
blanche. Deux d'entre eux enveloppent d’attentions le corps broyé de la vieille
dame. La place calme est devenue un champ de bataille.

Entrée des urgences. Le « EN » est en rideau. Ça veut
dire quoi… « TRÉE ? »
Trait ? Son cœur bat je le sens dans mes tripes.

Quand j’arrive dans le hall d’accueil, elle a déjà glissé sur
les quatre roues d’une civière, recouverte d’un drap jaune. Un essaim bourdonnant
autour d’elle. J’ai vu les portes battantes, au bout du couloir, l’absorber. Gobée.
Régurgitée en Réanimation. Ma tendre pouliche domptée, attelée aux machines et perfusions.
J’ai collé mes deux mains et mon front sur le hublot des portes. Les limbes, nous
y sommes. J’ai foi mon Dieu, j’ai foi. Ne m’enlève pas son éclat de rire, la brûlure
de son baiser de soie sauvage sur la nuque. Ne m’enlève pas ses jambes repliées
sur le canapé, ses pieds nichés dans de petits chaussons de danse roses. Sa cendre
de cigarette perpétuellement égarée à côté du cendrier.

– Monsieur, vous pouvez entrer, mais pas plus de deux minutes.
Je vous attends, les médecins veulent vous parler.

10 h 07

Bordée de machines, elle me la joue science-fiction. Trait cahotant
sur l’écran noir. Son cœur. Merci mon Dieu. Le drap lui voile la poitrine, son ventre
est toujours une douce colline. Inspirer, expirer, inspirer, c’est bien ma belle.
Rien n’a changé. Je pose ma main sur la sienne. Tiède et douce. L’index est pris
dans une coque qui rythme son activité cardiaque. Activité cardiaque ? Pourquoi
on ne dit pas son cœur ?

Je n’ai pas senti mes larmes. Une infirmière moche me donne une
boîte de mouchoirs en papier. Une boîte à la con, qui vous fait un sourire en dégueulant
des carrés duveteux. J’en prends plusieurs. Il en reste toujours un qui sort à moitié
de la boîte. C’est agaçant.

– Il
faut la laisser, monsieur, le chirurgien veut vous voir

Parution: 
Lydie Gabriel - 13 €