Le mois le plus court de l'Histoire calendaire

« Partout dans le pays, on débattait de la grande réforme. Plutôt que le traditionnel changement horaire de mars, le gouvernement avait décidé de réduire d’une heure le mois de février ; or en cette année impaire, le 29e jour n’était qu’un doux rêve. Voilà pourquoi ce mois allait être le plus court de notre Histoire calendaire. Statistiquement, on compterait moins de suicides par pendaison. Mais ce mois ne s’annonçait pas pour autant le plus heureux de tous, car les rires aussi allaient être plus rares. »
Extrait: 

L'extrait se situe vers la fin du roman. Dans la deuxième édition du mois le plus court que vous tenez entre les mains, l'auteur Nathan Bauer veut se venger du lecteur Adrien Candiard, mais progressivement le lecteur lui échappe en brûlant la première édition tandis que la folie l'envahit:

Adrien Candiard ne m’obéissait plus. Il était devenu fou. J’écrivis « Adrien Candiard souffle sur l’allumette pour l’éteindre », il faisait exactement l’inverse ; il en allumait une seconde pour raviver la première flamme. Et comme s’il était possédé par le diable, il fut pris d’un rire démoniaque. Après tout, Adrien Candiard, c’était peut-être le diable. Bruno Deveaux avait peut-être vu juste.

Le feu embrasa d’un baiser de mort la première édition. Le manuscrit entier brûlerait bientôt. Boulgakov, qui assurait le contraire, s’était trompé.

Les flammes exécutaient une danse macabre, mais colorée avec du bleu, du jaune, du rouge et même de l’orange. Le corps d’Adrien Candiard s’était uni aux flammes pour ajouter toujours plus de vigueur au jeune brasier. Tandis qu’un rire démoniaque se mélangeait aux hurlements du feu, le livre gémissait, le crépitement du papier lançant comme des cris de douleur.

Les yeux de Bruno Deveaux, rougis par le reflet des flammes, indiquaient le paroxysme du supplice. Face à ce triste spectacle, la pluie diluvienne était impuissante. Elle ne se précipitait qu’au dehors et ne pouvait éteindre ce feu intérieur. Quant aux cavaliers, ils continuaient de défiler en insultant les hommes.

Au hasard des phrases épargnées, on pouvait encore lire quelques souvenirs qui m’étourdissaient.

Le gouvernement venait de décider dans un courage politique inconnu depuis longtemps, de changer de date le jour où l’on modifie l’heure de nos horloges ; Réhabiliter l’action gratuite voilà donc notre ambition ! Le voilà qui s’attelait sans tarder à la rédaction du décret. Molinard saisirait donc seul le Conseil d’Etat pour demander l’annulation du décret.

Les pages blanches de l’expérience temporelle noircissaient maintenant sous l’effet du feu. Tiens, on peut apercevoir le passage d’un poème aviné. Comme il est spirituel et comme il est plaisant ! Vite, lisons-le une dernière fois, avant qu’il ne succombe sous le joug des flammes.

Tu me soignes durant l’été

De la soif qu’un vin plus vanté

M’avait laissé depuis la veille ;

Ton goût suret, mais doux aussi,

Happant mon palais épaissi,

Me rafraîchit quand je m’éveille.

Eh quoi ! si gai dès le matin,

Je foule d’un pied incertain

Le sentier où verdit ton pampre !…

Oh non, les derniers vers sont perdus. J’aurais bien aimé connaître la suite. C’était une sacrée gageure de faire rimer un mot comme pampre.

Quelques instants après, le charmant couplet fut réduit en fumée, rejoignant les autres œuvres disparues de Nerval. Avant, malheureusement, que je ne puisse me souvenir de ces quelques vers. Et puis, j’aurais pu m’en

[La page suivante du manuscrit a été rendu illisible, inondée par le sang de l’auteur.]

dans un enfer futuriste trônerait au milieu d’un tas d’immondices le diable d’Arimampre, cornu, une fourche à la main, car maintenant, tout brûlait sous mes yeux impuissants. Le feu défigurait la réalité de la 1ère édition. Le mois le plus court de l’histoire calendaire était réduit non plus d’une heure mais d’une centaine de pages.

La mémoire de Bruno Deveaux s’effeuillait à la même vitesse que celle du livre. Et pour chaque mot qui se consumait, c’était un vide qui se creusait dans la mémoire du héros. L’amnésie l’empoigne et moi-même je ne comprends plus très bien ce qui se passe. Mais, comment se fait-il que mon auriculaire ait une phalange en moins ? Et cette maudite blessure a déjà recouvert certains passages de mon manuscrit. Je ne parviens plus à les relire. C’est malheureux, parce que je crois me souvenir qu’ils étaient les plus réussis. Juste après les pages blanches que l’on tourne. Et cette plaie ne me semble pas un bon présage. J’ai l’impression qu’il est trop tard. J’ai perdu trop de sang. Ca ne sert plus à rien de la couvrir.

Je lève la tête pour penser un instant à autre chose. J’aimerais penser à quelque chose de doux, de tendre, à une histoire d’amour sans fin qui recommence toujours. Mais je n’y parviens pas car devant moi, dehors, à la fenêtre, dans la pénombre de la nuit, il y a des cavaliers qui se prennent pour des phalanges et qui hurlent à tue-tête, recouvrant les vacarmes de l’orage. Comme ils sont ridicules ! Allez-vous-en, canailles ! Sinon je vous montre mes fesses et je vous jure que vous vous en souviendrez. Vous ne voulez pas déguerpir ? Attention je compte jusqu’à trois. Un. Ils font comme si je n’étais pas là. Deux. Ils continuent de galoper. Deux et demi. Ils injurient les passants. Deux trois quarts. Ils grimacent. Deux sept huitièmes. Ma menace ne leur fait pas peur ? Tant pis pour eux. Trois. Je me suis retourné. J’ai descendu mon pantalon que j’ai un peu tâché de mon sang. Puis j’ai descendu mon caleçon. J’ai attendu quelques minutes sans qu’il ne se passe rien. Je n’entendais plus les hennissements et les cris des cavaliers. Je me suis alors retourné. Ils avaient disparu. J’ai dû bien les effrayer.

Parution: 
Nathan Bauer - 15 €

Commentaires

Livre fou !

J'ai lu et fait lire "Le mois le plus court de l'histoire calendaire". Jubilation unanime (et perplexité grandissante "ou ils sont fous, ou... ils sont fous"). "Barnabé ou la folle saison" m' a l'air bien aussi dans le genre. Chapeau bas... vénitien, donc.