Je vous dis merde

Le scénariste Shlomo Slipenstein bute son meilleur ami, le réalisateur Slimane Shetan, et fait porter le chapeau à son autre meilleur ami, le producteur J.O. Grossaint, que des taulards déchaînés finissent par laisser pour mort. Sandy, la femme du producteur, massacre Shlomo sous les yeux de son fils, Zoltan. Shlomo, Slimane et J.O. se retrouvent dans le coma et débarquent devant Dieu, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Tony Montana et leur demande d’écrire, de produire, de réaliser son impossible rêve : un bon film français… Tous les ingrédients du polar burlesque - entre "Pulp fiction" et "Les cadavres ne portent pas de costard" - sont ici réunis. Ces références cinématographiques ne sont pas fortuites : Philippe Sfez, qui connaît ce monde sur le bout de l'objectif, nous plonge avec délice dans les coulisses noires du 7e art.
Extrait: 

On voit tellement de crimes au cinéma, dans les séries ou aux infos qu’on finit par croire que c'est facile de tuer quelqu'un. Mais c'est super dur, encore plus si c'est un ami.

Pour quelqu’un de normal, je veux dire par-là avec les deux sous de jugeote d'un gars comme moi qui passe ses soirées à regarder Les Experts Las Vegas à la télé, il faut oublier le flingue. Avec leur saloperie de science balistique, ces enfoirés devinent votre taille, votre poids, si vous êtes droitier ou gaucher, la date et l’heure du crime, puis ils finissent par trouver votre adresse inscrite quelque part sur la douille. On se console en se disant qu’il y a sûrement d’autres moyens que l’arme à feu. Alors on fait fonctionner ses méninges.

Braves petites méninges ! Elles vous font une liste quasi exhaustive en une seconde chrono. Une seconde est la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les niveaux hyperfins F=3 et F=4 de l’état fondamental 6S½ de l’atome de césium 133. Croyez-moi sur parole, c'est très rapide. Dans cette liste on trouve, dans le désordre, l'arme blanche, le poison, la défenestration, l'électrocution, la noyade, l'objet contondant, l'essence, et enfin, mais là faut avoir le sens du contact, la strangulation.

Impossible de me souvenir quel modus operandi j'avais choisi. Peut-être avais-je eu recours à plusieurs de ces techniques en même temps, histoire d'être efficace. Ce qui était sûr, c'est que je l'avais fait. Et franchement, c’était pas beau à voir. En observant ce visage tuméfié d’où s'écoulait une flaque de sang sur un tapis à cent mille balles, j'étais fier de moi (j’avais une peur panique du conflit depuis ma plus tendre enfance et j'étais, semblait-il, sur la voie de la guérison). D'un autre côté, si je ne voulais pas finir derrière les barreaux le restant de mes jours pour avoir massacré mon meilleur ami, fallait que je nettoie tout ça, et vite.

J'avais l'esprit engourdi, non, léger. Oui, c'est ça, léger, voire contemplatif. Là tout de suite, ça me faisait chier de m'occuper de trucs terre à terre. J'étais dans le salon d’une luxueuse villa isolée au milieu du Lubéron, personne ne m'avait vu, personne ne savait où je me trouvais ; à croire que personne n’en avait rien à foutre. Tant mieux.

Slimane Shetan m'avait téléphoné, de son vivant, cherchant à comprendre les raisons de ma trahison. « Comment peut-on faire un truc aussi dégueu à ses deux meilleurs potes ? S'il te reste un peu d'amour-propre, tu dois réparer les pots cassés. » Je n'en avais pas l'intention et le lui dis clairement. Qu’il se démerde avec sa conscience, pour peu qu’il en ait une. Il m'injuria, menaça de péter ma sale gueule de balance, hurla qu’il annulait son voyage en Tasmanie avec Francesca et raccrocha violemment.

Renoncer à accompagner Francesca Vygodoï était difficile à gober. Oui, vous avez bien lu, Francesca Vygodoï ! La plus sexy des actrices de l'Hexagone, l’une des célibataires les plus convoitées au monde, la seule Française à afficher quatre blockbusters hollywoodiens et depuis peu l'épouse de Shetan. Cette créature de rêve proposait à son mari de la suivre sur un tournage au bout du monde et cet abruti s’apprêtait à décliner l'invitation juste pour « péter ma sale gueule de balance ». Quel nul ! Comme si ça pouvait pas attendre un peu !

J’avais envie de me barrer de cette turne tape-à-l'œil, repartir comme j'étais venu, en toute discrétion. Mais valait mieux rester et faire tout disparaître. Absolument tout. Si jamais on découvrait le corps de Slimane Shetan, ce réalisateur adulé du grand public, les soupçons se porteraient directement sur moi. Jean-Olivier Grossaint s'en donnerait à cœur joie. Ce sale fils de pute de producteur par qui tout était arrivé m'accuserait à la seconde où la mort de notre ami commun serait rendue publique.

Au fait, my name is Slipenstein. Shlomo Slipenstein.

(...)

Parution: 
Philippe Sfez - 18 €