Barnabé ou la folle saison

Barnabé Jadot est un employé plein d’avenir chez le n° 1 de la conservation artificielle des aliments et des condiments, jusqu’au jour où ses pauvres nerfs fragiles le lâchent. Barnabé finit par atterrir dans un asile d’aliénés où il fait la connaissance d’une blonde plantureuse de 378 ans, la duchesse de Dantzig (et de son couloir). Libérés de leurs chaînes, tous deux se mettent en tête de construire un nouveau monde : une communauté utopique échappant à l’affligeante trivialité du siècle. Fou, Barnabé, ou idéaliste après tout rationnel inadapté à un monde de fous ? Trouvera-t-il dans l’utopie l’issue à un monde déserté par tout idéal ?
Extrait: 

Suite à un malentendu, Barnabé Jadot, personnalité perturbée et hypocondriaque, se retrouve interné à l’hôpital Paul Deschanel, dans le service de psychiatrie légère du docteur Almago. Barnabé, convaincu d’avoir été engagé par le docteur Almago pour ses talents d’animateur, lui demande l’autorisation d’organiser une conférence. Il y fait la rencontre de Jocelyne Andrieu, révolutionnaire de 378 ans, autoproclamée « Duchesse de Dantzig », mieux connue sous le nom de « Castafiore » par les services de l’hôpital...

À peine sorti de table, Barnabé alla trouver le docteur Almago pour lui faire part de ses intentions. Selon Barnabé, le premier exposé devait servir d’introduction à un cycle complet sur le sentiment religieux et la mysticité. Il lui semblait en effet qu’une étude approfondie de ces thèmes était essentielle à la santé mentale des patients. Barnabé était intimement persuadé que le problème de l’aliénation mentale était lié à un désapprentissage progressif de la notion de causalité temporelle. Par conséquent, un programme d’initiation à la question du temps abordé à travers la philosophie et la théologie lui apparaissait absolument nécessaire. Le docteur Almago fut très étonné de l’étrange requête de Barnabé. Intéressé par la démarche constructive de son patient, il décida néanmoins de ne pas s’opposer à son projet. Il lui proposa donc de s’installer dans la salle de cinéma pour y tenir sa conférence. Heureux de voir sa proposition acceptée si facilement, Barnabé remercia chaudement le docteur Almago. Dès qu’il fut sorti de son bureau, il se procura des feutres noirs, des feuilles de papiers et du rouleau adhésif. Puis, avec une grande application, il inscrivit :

AUJOURD’HUI À15 HEURES PRÉCISES

BARNABÉ JADOT

DOCTEUR ES INTELLIGENCE

LE TEMPS DES DIEUX, LE TEMPS DES HOMMES

EXÉGÈSE DE LA TEMPORALITÉ DANS L’ANCIEN TESTAMENT

CONFERENCE-DÉBAT SUIVIE D’UN COCKTAIL

En quelques instants, tous les murs de l’hôpital furent placardés. La bonne nouvelle se répandit dès lors comme une traînée de poudre. En moins de trois minutes, tous les patients de l’aile sud relayèrent l’information. L’alcool étant rigoureusement interdit dans l’enceinte de l’hôpital, les occasions de boire n’étaient pas légion. Certes, du whisky et de la vodka de contrebande circulaient dans certains couloirs du quatrième étage mais seuls les initiés, moyennant d’importantes sommes d’argent, étaient en mesure de profiter de la combine. La perspective d’un cocktail gratuit eut donc un impact mobilisateur inespéré sur les patients. Quinze minutes avant le début de la conférence, un attroupement considérable s’était déjà formé devant les portes closes de la salle de cinéma.

L’arrivée du maître de conférences fut saluée par des applaudissements et des exclamations de joie. Ses dossiers sous le bras, Barnabé fendit la foule avec l’assurance d’un premier ministre qui s’apprête à annoncer la composition de son nouveau gouvernement. Dès qu’il eut ouvert les portes de la salle de cinéma, l’assemblée se rua vers les fauteuils. La salle était comble. Les retardataires durent s’installer par terre, sur les tables et même sur le devant de l’estrade. Après avoir exigé de son auditoire un silence intégral, Barnabé inaugura sa conférence d’un ton grave et solennel :

Monsieur le chef de service, messieurs et mesdames les médecins, mesdames les infirmières, mesdames, messieurs, je suis très honoré d’avoir été invité ici à l’hôpital Vincent Van Gogh pour vous présenter cette conférence sur la temporalité dans l’Ancien Testament. Mon exposé se décomposera en trois volets. Nous étudierons d’abord la temporalité à travers le langage prophétique, puis nous tenterons de montrer que cette temporalité représente une révolution par rapport à la conception antique du temps, enfin, nous nous interrogerons, en troisième partie, sur les conséquences psychiques individuelles de cette rupture conceptuelle.

À peine Barnabé eut-il achevé l’annonce de son plan que les premières voix des mécontents s’élevèrent parmi les rangs :

– On a soif !

– Donnez-nous à boire !

– Où sont les boissons ?

Sans même sourciller, Barnabé poursuivit son exposé magistral :

La relation synthétique qu’établit le prophète entre le moment prophétique du temps éternel et le moment archétypal du temps historique fait entrer dans la conscience de l’individu le sentiment de sa finitude et de son incomplétude qui, pour être incomplète, ne retrouve sa perfection qu’en une participation graduelle à l’essence divine. Cette participation graduelle, dont les mésopotamiens…

– C’est trop long !

– Nos cocktails !

– De la vodka !

– Du Scotch !

– Du cognac !

… dont les mésopotamiens, disais-je, avaient déjà compris l’importance, trois millénaires avant la naissance du Christ, attire notre attention à plusieurs titres…

– Le coquetail !

– Traître !

– Lâche !

– Pendez-le !

– Boum boum tchak, pif paf pouf !

– À mort les politiciens ! Qu’on apporte le gibet !

… Premièrement, cette participation implique une réciprocité de nature entre l’homme et Dieu. Cette réciprocité étant, jusqu’à l’apparition des premiers prophètes, totalement exclue du champ religieux…

– Révolution ! Étripez l’infidèle !

– Rendez-nous nos boites à clous !

– Imposteur !

– Voleur !

… Deuxièmement, cette participation exige une circonvolution épistémologique qui s’effectuera, nous le verrons, en l’espace de plusieurs siècles…

Barnabé n’eut pas le loisir de poursuivre davantage son exposé. Déjà, un départ d’émeute s’était créé dans l’assemblée. Le dernier rang s’était levé et réclamait la démission de Barnabé. Les délégués syndicaux de la salle des soupirs exigeaient, eux, qu’on lynche l’infâme. Dans la plus grande confusion, Mme Andrieu monta sur les estrades et tenta de calmer les esprits :

– Mes chers petits coyotes, mugit-t-elle par-dessus la foule des agités, je vous demande de vous calmer. Votre comportement n’est pas digne de cet hôpital. Monsieur Jadot a la gentillesse de nous faire un exposé remarquable sur l’histoire de Jésus et vous, bande de petits cochons gavés de confiture à la figue, vous poussez des grognements de porc. Non mais regardez-moi ces groins enfarinés. Bande de têtards sans queue. Au temps de la révolution, vous auriez déjà tous été mutilés d’un membre, croyez-moi. Allez, approchez, qui veut me donner son bras ? Qui veut me donner son pied ? Sa main ? Son petit doigt ? Avancez et je ferai de vous des steaks hachés.

La mise en garde de Mme Andrieu fut suivie d’un long silence. Une fois encore, devançant l’intervention du personnel hospitalier, la Castafiore avait fait la démonstration de son autorité. Visiblement réjouie du succès de sa manœuvre, elle se tourna vers Barnabé et murmura :

– Vous avez été épatant mon petit chameau du Sahara. Vous êtes un bien bel orateur. Je vous prédis une longue et admirable carrière. Venez-me voir à dix-huit heures dans ma chambre au numéro trois cent soixante-sept. Je dois vous entretenir d’un sujet de la plus haute importance.

Puis se tournant à nouveau vers l’assemblée qui recommençait à murmurer :

– Mais alors ? Qu’attendez-vous mes petits moutons des landes ! Regagnez vos chambres ! Il n’y a plus rien à voir ici ! Que le seigneur me vienne en aide… Regardez-moi ce troupeau de brebis débiles. Qu’ai-je fait au bon Dieu pour hériter de toutes ses âmes souffreteuses et sans but ? Monsieur Jadot, soyez au rendez-vous à dix-huit heures fermes, je vous prie.

 

Parution: 
Geoffroy de Clisson - 17 €