Comment se fait un roman

Comment se fait un roman

" Ce qui est vraiment romanesque, c'est comment se fait un roman. "

Miguel de Unanumo

  

Allia a eu la bonne idée de rééditer en septembre 2010 (en réalité de retraduire) Comment se fait un roman de Miguel de Unanumo. Celui-ci, se sentant incapable en 1925 d’engager l’écriture d’un roman dans l’incertitude de l’exil, préfère écrire le roman de ce roman…

Les lecteurs du bas vénitien trouveront un écho étrange (et fortuit) de Comment se fait un roman dans Le mois le plus court de l'Histoire calendaire, de Nathan Bauer, à paraître au mois de mars.

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En ces circonstances, et dans cet état d'esprit, j'eus l'idée, il y a quelques mois déjà, après avoir lu la terrible Peau de chagrin de Balzac, dont je connaissais l'histoire et que j'ai dévorée dans un état d'angoisse grandissante, ici, à Paris, et en exil, de me mettre à un roman qui finirait par être une autobiographie. Mais tous les romans qui s'éternisent et durent en éternisant et en faisant durer leurs auteurs et leurs antagonistes ne sont‑ils pas des autobiographies ?

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Oui, tout roman, toute oeuvre de fiction, tout poème, quand il est vivant, est autobiographique. Tout être de fiction, tout personnage poétique que crée un auteur est une part de l'auteur lui-même. Et si celui-ci met dans son poème un homme de chair et d'os qu'il a connu, c'est après l'avoir fait sien, en avoir fait une part de lui-même. Les grands historiens sont aussi des autobiographes. Les tyrans que Tacite a décrits sont lui-même. Du fait de l'amour et de l'admiration qu'il leur a portés - on admire et on aime même ce que l'on exècre et ce que l'on combat... Ah, comme Sarmiento a aimé le tyran Rosas ! -, Tacite se les est approprié, il les a faits lui-même. Mensonge, la prétendue impersonnalité ou objectivité de Flaubert. Tous les personnages poétiques de Flaubert sont Flaubert et Emma Bovary plus qu'aucun autre ; même M. Homais est Flaubert, et si Flaubert se moque de M. Homais, c'est pour se moquer de lui-même, par compassion, c'est-à-dire, par amour de lui-même. Pauvre Bouvard ! Pauvre Pécuchet !

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J'ai dit que nous, les auteurs, les poètes, nous nous mettons, nous nous créons, dans tous les personnages poétiques que nous créons, même lorsque nous faisons une histoire, lorsque nous poétisons, quand nous créons des personnes dont nous pensons qu'elles existent en chair et en os, en dehors de nous. Est-ce que mon Alphonse XIII de Bourbon et Habsbourg-Lorraine, mon Primo de Rivera, mon Martinez Anido, mon comte de Romanones ne sont pas autant mes créations, des parties de moi-même, aussi miennes que mon Augusto Perez, mon Pachico Zabalbide, mon Alejandro Gomez, et toutes les autres créatures de mes romans ? Nous tous qui vivons principalement de la lecture et par la lecture, nous ne pouvons séparer les personnages historiques des personnages poétiques ou romanesques. Don Quichotte est aussi réel et effectif pour nous que ne l'est Cervantès ou plutôt celui-ci l'est autant que celui-là. Pour nous, tout est livre, lecture ; nous pouvons parler du Livre de l'Histoire, du Livre de la Nature, du Livre de l'Univers. Nous sommes bibliques. Et nous pouvons dire qu'au commencement fut le Livre. Ou l'Histoire. Car l'Histoire commence avec le Livre et non pas avec le Verbe ; et avant l'Histoire, avant le Livre, il n'y avait pas de conscience, il n'y avait pas de miroir, il n'y avait rien. La préhistoire, c'est l'inconscience, c'est le néant.

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Vivre dans l'histoire et vivre l'histoire ! Et une manière de vivre l'histoire, c'est de la conter, de la créer dans des livres. Tel historien, poète par sa manière de conter, de créer, d'inventer un événement dont les hommes croyaient qu'il avait eu lieu objectivement, en dehors de leurs consciences, c'est-à-dire dans le néant, a provoqué d'autres événements. On dit vrai lorsque l'on dit que gagner une bataille c'est faire croire aux siens et aux étrangers, aux amis et aux ennemis, qu'on l'a gagnée. Il y a une légende de la réalité qui est la substance, l'intime réalité de la réalité elle-même. L'essence d'un individu et celle d'un peuple, c'est leur histoire ; et l'histoire est ce qu'on appelle la philosophie de l'histoire, c'est la réflexion que tout individu et tout peuple font de ce qui leur arrive, de ce qui se passe en eux. À partir d'événements qui ont eu lieu, on constitue des faits, des idées faites chair. Mais comme ce que je me propose à présent, c'est de conter comment se fait un roman et non de philosopher ou d'historier, je ne dois plus me distraire et je laisse pour une autre occasion l'explication de ce qui différencie un événement d'un fait, ce qui arrive et passe de ce qui se fait et demeure.

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Ma légende ! mon roman ! C'est-à-dire la légende, le roman que de moi, Miguel de Unamuno, celui que nous appelons ainsi, que nous avons fait ensemble, les autres et moi-même, mes amis et mes ennemis, et mon moi ami et mon moi ennemi. Et voilà pourquoi je ne puis me regarder un instant dans le miroir, car aussitôt mes yeux s'en vont à la poursuite de mes yeux, à la poursuite de leur portrait, et dès que je regarde mon regard, je sens que je me vide de moi-même, que je perds mon histoire, ma légende, mon roman, que je retourne à l'inconscience, au passé, au néant. Comme si l'avenir n'était pas aussi le néant. Et pourtant, l'avenir est notre tout.

Ma légende, mon roman ! L'Unamuno de ma légende, de mon roman, celui que nous avons fait ensemble mon moi ami et mon moi ennemi et les autres, mes amis et mes ennemis, cet Unamuno me donne vie et mort, il me crée et me détruit, il me soutient et m'étouffe. Il est mon agonie. Suis-je comme je crois être ou comme on croit que je suis ? Et voilà que ces lignes deviennent une confession devant mon moi inconnu et inconnaissable ; inconnu et inconnaissable pour moi-même. Voilà que je fais la légende au sein de laquelle je dois m'enterrer. Mais j'en viens au cas de mon roman.

Car j'avais imaginé, il y a quelques mois déjà, faire un roman dans lequel je voulais mettre la plus intime expérience de mon exil, me créer, m'éterniser sous les traits d'exilé et de proscrit. Et maintenant je pense que la meilleure façon de faire ce roman, c'est de conter comment il faut le faire. C'est le roman du roman, la création de la création, ou Dieu de Dieu, Deus de Deo.

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