Le goût du rat

Être coincé pur plusieurs heures avec un déchet humain dans une cage d’escalier envahie par une horde de rats affamés : c’est ce qui arrive au gros beauf Bonpain et à la Petoux, sale vieille nauséabonde. Il faut pourtant survivre, compter sur cet autre répugnant, boulotter du rat en évitant d’être boulotté. Or, le pire dans ce huis-clos, même pour des musophobes, c’est ce passé trop lourd qu’on aurait voulu voir enterré ! D’une situation glauque, Maureen Pitz tire un roman… qui se dévore, jouissif et plein d’inattendus. " Oh, Trancherassie, c’est ton tour pour la minuterie ! "
Extrait: 

La déferlante / Une vague à marée haute

L'homme criait comme une sirène d'usine ; une note unique qui résonnait dans le hall et qu'il reprenait sur une tonalité identique en même temps que son souffle. Il s'était agrippé à la poignée de porte de toute son âme quand la cave avait vomi une nuée velue.

Un tsunami qui déferlait en couinant, à une vitesse impensable. La vieille aussi avait crié, un Aaaaah sec et rauque qu'elle avait très vite maîtrisé.

-FERME LA PORTE !

Mais Bonpain n'entendait plus, il ne voyait plus, ne pensait plus ; il hurlait. Madame Petoux se rua sur l'interrupteur avant de parvenir à décrocher Robert de sa porte pour la fermer. Elle n'avait pas pris le temps de regarder mais elle avait vu. Des dizaines, des centaines (des milliers peut-être) de rats, il y en avait tellement qu'ils ressemblaient à un tapis de fourrure vivant, une rivière de poils qui remontait des profondeurs de la cave. En claquant la porte, elle avait coupé la source, tari le fleuve, stoppé l'hémorragie. L'autre, dressé au milieu du hall, tournait sur lui-même en agitant les bras comme un dément.

-Mais qu'est-ce que c'est ? Mais qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est...

-Des rats, plein de gros rats que TOI tu as laissé sortir !

-Pardon, pardon, je ne voulais pas, excusez-moi. Au secours ! je n'ai pas fait exprès, je suis désolé. A l'aide ! Venez, c'est malsain ici. Des abominations, le déluge, c'est l'enfer, il faut partir...

Robert, secoué de tremblements, appelait, parlait et pleurait en même temps. Il gémissait en se tenant la tête entre les mains.

La vieille ne l'écoutait plus, elle suivait la progression de la marée de rongeurs qui filaient sur les dalles, pris dans un tourbillon de frénésie. Ils courraient en rond, les uns derrière les autres et quand ils rencontraient les pieds des humains sur leur parcours, ils les escaladaient. Un groupe venait de prendre d'assaut le pantalon beige de Robert qui s'était remis à imiter la sirène. D'autres rats se coinçaient les griffes dans les mailles épaisses du peignoir de la vieille. Elle avait beau les balayer de ses mains osseuses et taper sur leurs petits corps mous, ils revenaient toujours plus nombreux.

La lumière va s'éteindre, on va mourir...

Un rat sauta sur la première marche et s’élança vers les étages, suivi par un second puis un troisième, un quatrième, cinq, dix, quinze autres. En un instant, la déferlante avait changé de cap et tous les rongeurs s'étaient volatilisés, avalés par l'escalier.

La lumière s'éteignit et Madame Petoux hurla, de rire cette fois.

Adossée contre le mur qui faisait le coin entre la porte du hall d'entrée et celle de la cave, la vieille reprenait son souffle et attendait que les battements affolés de son coeur se calment. Robert Bonpain s'était recroquevillé dans le coin opposé, il fixait l'escalier où venaient de disparaître les rats. L'homme avait dû perdre une dizaine de kilos en l'espace de quelques secondes, la peau de ses bonnes grosses joues pendait lamentablement, comme ses paupières qui lui retombaient sur la moitié des yeux. Il avait aussi mouillé son pantalon. On pouvait encore voir, sur les dalles, les petites empreintes de pattes humides des rongeurs qui avaient couru dans l'urine. A part cela, rien, pas la moindre trace. J'ai peut-être rêvé...

13 -Eh, Trancherassie, ça va ?

Bonpain secoua la tête sans quitter l'escalier des yeux. Non, ça n'allait pas, il gémissait en se balançant d'avant en arrière.

-Tu es pathétique. Les bestioles sont parties, faut te calmer le gros.

-...

-Parle plus fort, andouille, j'ai oublié mon oreille bionique.

-Peux pas m'empêcher... Suis musophobe... Désolé, excusez-moi... C'est incontrôlable...

-Muso quoi, tu nous la joues intellectuel maintenant ?

-Musophobie... Peur des souris et des rats. Il inspira profondément et regarda la vieille. Dans mon cas, uniquement les rats. Traumatisme d'enfance.

-C'est ça, et moi j'ai la crétinophobie. Je ne supporte pas les abrutis, où que j'aille, ils me poursuivent depuis ma naissance.

L'homme se replongea dans la contemplation de l'escalier.

(…)

Parution: 
Maureen Pitz - 13 €