VirageS dangereux

Chacune de ces nouvelles relate un tournant dans la vie de ses héros. De la naissance à la mort, du repas du dimanche au virage routier, du passage à l’âge adulte à l’abandon de la burqa, ils aiment, ils pleurent, ils rient. Du virage au dérapage plus ou moins contrôlé, il n’y a qu’un pas. Le regard d’Annick Demouzon sur le monde est terrible, noir, corrosif. Chaque nouvelle se construit d’un enchevêtrement de petits riens du quotidien, mais chaque chute est un coup de poing que nous prenons en plein plexus. La vie est une route bien dangereuse…
Extrait: 

Coup de vent

La lettre qui se trouvait dans ce livre de la bibliothèque Rose n’était pas destinée à être lue par un enfant. Aussi, est-elle tombée des pages quand Émilie a ouvert le livre et un coup de vent l’a emportée par la fenêtre ouverte. Émilie l’a regardé partir, virevoltant dans les airs, et cela l’a beaucoup amusée… un moment.

Puis elle a ouvert son livre et elle a tout oublié.

*

Là-bas, loin, loin d’ici et loin du temps, la vieille attendait une lettre, depuis longtemps, une lettre qui n’était jamais parvenue jusqu’à elle, une lettre qui — d’ailleurs — n’existait peut-être pas, et, de souffrance, elle avait fini par sombrer.

Personne ne comprenait rien à sa douleur. Personne n’avait jamais rien compris, car personne ne comprend rien à la douleur des autres.

*

Lui, un jour, il s’était rendu chez un papetier, au coin d’une rue, dans cette ville inconnue, où il était de passage :

— Un bloc de papier à lettres, s’il vous plaît.

— Bien, avait demandé le papetier. Quel modèle ?

Et il avait choisi le plus beau, le plus beau selon ses moyens et selon l’époque, mais un papier blanc sans rayures, et des enveloppes assorties, doublées d’un grêle papier de soie. Il tirerait des traits à la règle, soigneusement, des traits au crayon ordinaire, sans appuyer, et après, il les gommerait tout doucement, pour ne pas déchirer le papier ni abîmer les lettres et les mots si bien formés à la plume. Dans un café, on lui en prêterait une, et de l’encre.

Alors, il était ressorti de là tout heureux, à l’idée de leur écrire.

*

Un homme s’est penché. Il a vu sur le sol, au pied d’un arbre, coincé dans la grille ronde autour des racines, ce papier qui dépassait, du papier jauni, un peu sale, usé le long des plis, et il l’a ouvert avec précaution. Il était curieux.

Il s’est dit que la vie est étrangement mal faite et cruelle et il a rejeté la feuille dans le caniveau, à côté de l’arbre.

Le soir, en rentrant, il en a parlé à sa femme. Elle a dit : « Oh ! » et c’est tout, puis elle a servi la soupe. Mais, la nuit, en y repensant, elle n’a pas pu s’endormir.

*

Il avait entendu des cris, toute la nuit, des cris — venus vers eux, au travers des murs. Autour de lui, les autres dormaient. Ils avaient l’air de dormir… mais ils étaient là, à entendre — tous — et ils se taisaient. Ils se sentaient la peur au ventre — comme lui — et ils se taisaient, pour ne pas avoir à en parler.

Autour d’eux, c’était le noir, une obscurité profonde et humide, à l’odeur de cave et d’urine, un noir sans ombre et sans reflets, un noir opaque, pesant, et qui les oppressait. Et, malgré ça, pourtant, ils se sentaient vivre, vivre encore — tous — les uns à côté des autres — empilés —, dans l’attente…

Mais ces cris, ces cris atroces, venus de partout et qui leur soulevaient les entrailles.

*

Maman a dit : « On va aller voir grand-mère, mets ta belle robe », et Émilie a mis sa plus belle robe, celle avec des volants, et aussi un nœud de ruban dans ses cheveux.

— Je peux lui montrer mon livre ? a demandé Émilie.

— Si tu veux, a répondu la mère, sans seulement se soucier de savoir de quel livre il pouvait bien s’agir.

Et, toutes les deux, elles ont pris l’autobus, pour aller voir grand-mère.

*

On l’avait arrêté sans qu’il ait eu le temps de rien y comprendre. Il avait encore le bloc neuf de papier sur lui, dans sa poche, et les enveloppes doublées de papier de soie. Et maintenant, il était là, les mains dans le dos, appuyé à un mur, les yeux bandés, et il entendait le jour se lever.

Sur le mur, au dessus de lui, des oiseaux chantaient à s’égosiller, et il savait que ce serait les derniers. Pourtant, il les écoutait. Justement, il les écoutait. À travers le bandeau trop serré, il voyait son sang — brun — et des étoiles — comme des étoiles — qui scintillaient en palpitant un peu partout, devant ses yeux. La nuit claircissait lentement et le ciel de son regard devenait de plus en plus rouge, un rouge vif et chaud, de plus en plus vif et de plus en plus chaud…

Il a senti que l’air était celui du petit matin, un air frais, qui tiédissait doucement sur sa peau, comme il aimait. Il a entendu : « feu ! » et il a pensé : « maman ! Marie ! » Près de lui, il y a eu comme le glissement d’un sac trop lourd qui s’amollissait sur le sol.

Et il a encore entendu : « feu ! » et il a encore pensé : « maman… Marie… » Et encore le bruit de sac trop lourd qui s’épand sur le sol. Et puis « feu ! » encore, et il n’a plus pensé.

(...)

Parution: 
Annick Demouzon - 16 €